jeudi 25 octobre 2007

Genocide junkie

Je pourrais vous raconter des anecdotes tanzaniennes bien comiques ; je ne suis pas si totalement indifférente à mon environnement que ce blog se plaît à le laisser croire depuis quelques semaines.

Je parle avec du monde, j’apprends le swahili, je lis les journaux locaux.

Vous raconter l’installation du premier feu de signalisation d’Arusha, par exemple, à cent mètres de chez moi, qui déplace des foules fascinées autant par ce jamais-vu de débauche high-tech que par le chaos meurtrier qu’il génère (essayez de peindre une signalisation au sol sur une piste de poussière ; et pourquoi, parfois, tous les feux sont-ils verts en même temps ?). À vrai dire, si je m’en amuse au passage, et si même, de manière générale, tout me laisse imaginer que j’ai de bonnes raisons de me sentir heureuse, je n’ai jamais la tête complètement à ça. Je n’arriverai même pas à vous parler de mon week-end à Zanzibar, délicieux et futile, mais inaccessible à mes doigts. Curieusement ou peut-être simplement parce qu’ayant enfin dépassé les difficultés techniques de mon travail (ce qui ne fut jamais le cas l’an dernier), les torrents de merde que les casques déversent dans mes oreilles s’incrustent maléfiques dans des parties de mon cerveau qui, avant, ne s’étaient nullement senties concernées.

Il doit y avoir ça : un coin qui processe indifférent le data, le sectionne en propositions grammaticales entre lesquelles insérer les mentions adéquates, comme au théâtre (Conciliabule entre les juges) (Admission de la pièce à conviction) (Pas de réponse du témoin) (Le témoin pleure) (Suspension de l’audience). Rideau. Jusqu’ici, le témoin pleurait, c’était pas grand-chose, 14 lettres séparées par trois espaces, du signe pur ; je n’avais pas le temps de lever les yeux du clavier pour regarder le box, en face de moi. Ils n’avaient pas de tête, pas de bras ni de jambes, vous saisissez, et d’autant que je n’étais pas partie prenante, ni procureur ni juge ni défense. Rien ne m’obligeait à croire, encore moins à comprendre, encore moins à verser ma propre larme non pasteurisée quand ce à quoi on te paie, fillette, c’est javéliser le discours et rien d’autre.

Aujourd’hui, la merde s’empile ailleurs dans ma tête, dans la partie qui la nuit rêve, dans des réseaux pratiquant la rétention d’horreur, dans l’organe qui s’affole de ne savoir qu’en faire. Le problème, ce n’est pas si j’aime ou si je n’aime pas, mais que ça fasse effet : I’ve become a genocide junkie. Plus j’entends et plus j’écoute et plus je lis, moins je comprends. Et plus je lis et plus j’écoute, et plus j’en rêve et plus j’en demande. Ce n’est pas mon intelligence que le récit sollicite, mais quelque chose de plus basique, ordre primaire grouillant, planqué dans un trou infini où aucun raisonnement ne parvient à poser un simulacre de plancher pour me calmer le vertige. Et pardon, encore une fois, de parler de moi, moi, moi, et de vous pondre de la grande phrase avec trop d’adjectifs.

Dans le nu de la vie (d’Hatzfeld, p. 106 de l’édition de poche, à lire entre autres pour ébaucher une compréhension de ce dont je parle, et puis en rajouter une couche, relisez Si c’est un homme ; ensuite, se foutre ouvertement de la gueule de Voltaire, des bienfaits de la culture, de toutes ces putasseries morales illuminées pour clebs diplômés, et de la fin des génocides, aussi, c’est sûr c’est le dernier, on l’a bien cerné ce coup-ci le problème, plus jamais ça, lalala lala la), un rescapé tutsi dit ceci : « Le génocide n’est pas vraiment affaire de misère ou d’un manque d’instruction, et je m’en explique. Je suis enseignant, donc je pense que l’instruction est nécessaire pour nous éclairer sur le monde. Mais elle ne rend pas l’homme meilleur, elle le rend plus efficace. » En l’occurrence, semble-t-il, quand vient l’heure – pour des raisons que les parties s’efforceront, à charge ou à décharge, d’expliquer – de crever ton collègue, d’émasculer ton ami d’enfance, d’ouvrir le ventre de huit mois de ta voisine, d’assassiner ta femme, de distribuer, quand tu es préfet, des machettes à tes administrés et leur intimer l’ordre de tuer, ou encore de bousiller des bonnes sœurs si tu es curé, le ratio instruction/cruauté apparaît très peu significatif. Et moi, moi, moi n’importe qui, avec dix ans de fac et des humanités à ne savoir qu’en foutre, efficace à la tâche, qu’y a-t-il tout au fond de moi ?

Un condensé illustratif pour déblayer le terrain. Pendant les 100 jours, de 9 heures à 17 heures, entre avril et juillet 1994, durant lesquels furent assassinés environ 800 000 Tutsis rwandais (je vous laisse le soin de calculer l’abattage horaire, dans le timbre-poste qu’est ce pays), œuvraient principalement au massacre les éléments d’une milice hutue de furieux, les Interahamwe, et l’ensemble, à de trop rares exceptions près, de la population hutue, poussée par les premiers (on va passer sur l’armée, le gouvernement, les complots, la passivité superbe de la communauté internationale...). Donc, du jour au lendemain, parce que la guérilla tutsie basée en Ouganda et au Burundi voisins est tenue responsable de la mort du président de la république rwandais (avion abattu le 6 avril 1994, par des Hutus extrémistes ou par le FPR de Kagame, demandez à Brughière, à vrai dire, ça ne change rien au résultat), une partie de la population s’est mise à tuer l’autre, méthodiquement. Méthodiquement, mais sans l’infrastructure industrielle et bureaucratique nazie, cette taylorisation anonyme du principe de responsabilité qui permet de rationaliser le processus d’extermination des Juifs (j’exécutais un ordre, et cette foule entassée dans des trains puis dans des fours, ces gens que je ne connaissais pas, si l’ordre les avait amenés là, il y avait forcément une raison, ils devaient bien être coupables de quelque chose, ce n’était pas à moi d’en décider, cqfd). Non, la méthode, là, consiste, pour des paysans, des instituteurs, des curés, des épiciers..., à se lever, pendant une centaine de jours, tous les matins, et à partir la fleur à la machette à l’assaut des marais et des collines environnants où se planquent ceux qui doivent crever, qui quelques jours plus tôt étaient tes voisins, tes amis, tes collègues de travail, tes amantes, ton épicier, ton curé. Les débusquer, les égorger, rentrer au village en fin d’après-midi, rendre compte du tableau de chasse. Recommencer le lendemain, le surlendemain, inlassablement. Ne plus aller au travail ; « aller travailler », au Rwanda, pendant ces 100 jours, c’est devenu synonyme, dans la bouche des gens, d’aller tuer.

Les rancœurs historiques, le rôle de la guérilla tutsie, ok, d’accord, évidemment. La pression sociale aussi (si je ne le faisais pas, c’est moi qu’on allait exécuter), ok. Mais ça ne suffit pas, putain, ça ne suffit absolument pas à expliquer qu’une population dans son ensemble, chaque individu ait accepté cet acharnement, cette boucherie à l’unité, les yeux grands ouverts et les mains pleines de sang, totalement imbécile. Imbécile surtout, et je voudrais ne pas utiliser le mot inhumain parce qu’aussi impuissant que galvaudé. à bien y regarder, à bien tenter, autant que faire se peut, de ressentir à défaut de comprendre ce que ça implique, partir chasser, découper l’autre. D’aller tous les jours saigner l’autre, que tu connais, l’autre intime et familier, cette anesthésie générale de toute « conscience » ou quel que soit le mot approprié que je ne connais pas. Je ne parle pas d’une foule de lumpenprolétaires ivres ; je parle de gens chiants et normaux assassinant d’autres gens chiants et normaux. Je parle de moi, pourquoi pas ?

Bon. On en entend certains murmurer, l’air mi-honteusement entendu : Oui, hein, cette sauvagerie, mais quoi, c’est l’Afrique, hein ; hein quoi ? Ce que me susurre dans un frisson insidieux mon génocide, c’est que tout chien de salon germano-pratin pourrait pareil, un matin, tuer de sang-froid et pour rien. Et aussi, c’est là un autre aspect, d’autant plus tragique qu’il est incontrôlable, il oubliera, il déformera, occultera ; qu’il n’est de mémoire exacte ni pour le bourreau, ni pour la victime, et que dès lors tout dialogue esquissé sera anéanti par une double surdité. Surdité de la mémoire fragile des hommes.

Alors, pour ravauder et rédimer cela, de nobles juristes. En robe et en procédure. Avec des certitudes logiques taillées dans le marbre documentaire. Témoin, vos propos devant la Cour contredisent cette déclaration antérieure... Et les témoins s’empêtrent, mentent peut-être, disent Vous comprenez j’ai fait confiance j’ai signé, et peut-être disent-ils vrai ; puisqu’il est parfaitement possible que le désir de la part d’un enquêteur d’entendre tel nom l’ait poussé, même pas forcément sciemment, à altérer sa prise de notes, qui sait ? Tout comme ce témoin ment, sans doute. Tout comme il est possible que de bonne foi, la mémoire ait changé ; car il ne s’agit plus tant de faits que de souvenirs. De SOUVENIRS – et quels souvenirs, bordel. De ces bribes altérées, machins inexacts qu’on se fabrique tous à la pelle pour endosser notre survie. Vous voyez ce que j’essaie de dire ? En faire de la preuve, bonne ou mauvaise foi, mémoire de bourreau ou de victime, dans ces conditions, ce n’est pas comme si la justice faisait l’effet d’une attelle sur une jambe de bois, c’est qu’à part mettre des coupables indéniablement très coupables à l’ombre, elle ne soigne pas la jambe en putréfaction, la jambe charnue, la mémoire viande pourrie de plein de bourreaux et de plein de victimes dans le box et ailleurs ; que cette mémoire plaie vive, aucun tribunal aussi ambitieux fût-il ne pourrait la figer justement. Eh bien, d’accord, soyons pragmatiques, la figer c’est déjà pas mal, ta gueule, ma fille, t’es pas juriste. Mais face à Mnemosyne évanescente dans la salle d’audience, la rigueur des lois me paraît soudain opératoire comme un couteau fendant l’air. Et cette plasticité magique et déplorable de la mémoire du crime, c’est moi qu’elle vient coller, me plastiquer le cortex, y exploser des attentats à toute pudeur de l’intelligence des choses.

J’ai beau, comme je disais, être en dehors de ça, plutôt heureuse (si, si), serpente en moi poison une fascination pour les limites brutales et abjectes posées là, de l’homme et de l’intelligible. Et sans que cela me coûte, la drogue me coule dans l’oreille ; de 9 heures à 17 heures, inlassable, efficace, je vais travailler.

*On m’a proposé de rester un an, je n’ai pas hésité.

mardi 9 octobre 2007

Brain dead in Africa

Si je ne suis pas écrivain, j'aime croire, entre autres, que ce n'est pas par manque de talent et/ou d'histoires à raconter et/ou de structures et/ou de gimmicks stylistiques à étaler, mais juste par écœurement trop rapide devant la surface — ou le support, peu importe, en l'occurence. Pour ceux qui n'ont pas déjà lâché l'affaire, j'explique vite fait, comment c'est pas le syndrome de la page blanche mais de la page moche qui m'arrête dans mon élan. C'est terrible, une page moche. Et puis c'est pas juste la couleur de la page, ou la couleur de l'encre employé, ou que le stylo était sec et qu'en cours de phrase il a fallu en changer, ou que je l'ai cornée, la page, ou encore que je l'aurais auréolée picrate, c'est sans doute un peu tout ça ensemble ainsi que tout ce qu'elle devient avec ce qui l'entoure. Bref, le devenir-page-moche de la page, histoire de placer un deuleuzisme facile.

Et c'est entre autres et exactement ce qui se passe avec ce blog. Changer les couleurs de la mise en pages ? Je n'assure pas que ça suffise.

Il y a un truc spécifique à mon/(l'?) existence arushienne, et je ne suis pas certaine d'avoir explicitement insisté là-dessus l'an dernier, mais ç'aurait dû être l'impression d'ensemble donnée par ma misérable épopée, qu'ici, ce n'est pas juste qu'on s'emmerde (après tout, on ne s'y emmerde pas forcément), mais qu'à force de vivre dans une bulle de vide (Ô la putain d'image), la bulle à force de te prendre la tête devient l'enveloppe même de ton crâne puis pelure par pelure l'ensemble des circonvolutions de ton cerveau de telle sorte qu'assez rapidement, ce n'est pas que tu sois déprimé, ce n'est pas que tu sois malheureux, ce n'est pas que tu t'ennuies non plus, simplement, tu n'as plus rien dans la tête. Rien. Nihil sub exotico sole. Finalement, un peu comme un après-midi passé dans un canapé à se savonner les neurones à la telenovela.

Le misérabilisme existentiel, le pas-mal-être nul de la condition postmoderne, tout ça c'est mon dada, comme on sait. Mais là... je me trouve face... pas face, dans, prise dans et au milieu d'une configuration dont je ne sais que faire, et d'autant moins que je me suis, comme j'expliquais ci-dessus, très soigneusement évidé la tête à la petite cuillère tépéienne.

Voilà pourquoi, donc, je ne dis rien, parce que tout est informe. Informe pas comme la dépression, informe comme dénué de pathos et n'appelant aucune forme, une nullité n'appelant pas la narration, suspendue bien au-delà du qualifiable et du narrativement possible. Une médiocrité a-diégétique que je ne digère pas.

Pour illustrer l'étendue du désastre, les répétitives soirées de réfection universelle avinée au fond des cafés de Montorgueil et d'ailleurs me semblent, rétrospectivement, d'une inédite vitalité spirituelle. Oui, c'est grave, donc.

Cela dit, comptez sur moi pour vous réciter par le menu mon week-end de l'Aïd à Zanzibar, soigneusement édité de manière à ne rien laisser filtrer d'érotiquement exploitable. Histoire que les masses continuent de valider des fictions sociales binaires selon lesquelles quand ça ne va pas, c'est juste parce qu'on est mal/pas baisé(e) — mais non, Rud, je t'en veux pas...

mercredi 26 septembre 2007

Allergie généralisée

Je travaille et j'enduis l'immense plaque rouge que je suis devenue de crème à la cortisone. Alternativement, je me gratte. Et en plus, j'ai un rhume.

Ceux qui trouvaient mon style trop peu informatif sont désormais ravis. Je vous le dis : ça va mal.

lundi 17 septembre 2007

Sexe et vieilles casseroles

Une âme occidentale charitable (et avec laquelle je serai charitable en retour, en conservant son identité sous scellés) me suggérait de « trouver une bite » — je cite textuellement). Si seulement on pouvait m’expliquer en quoi cela serait susceptible d’atténuer mon incompressible dégoût actuel pour l’humanité, je remercierais beaucoup. C’est pas comme si le problème avait quoi que ce soit à voir avec des dérèglements hormonaux houellebecquiens, pour commencer — et pour finir.

(NB : Vu partiellement et fréquemment en mode accéléré l’adaptation cinématographique d’Extension du domaine de la lutte. C’est une merde, comme toutes ces adaptations incapables, tels des enfants en souffrance œdipienne, de couper l’ombilic du texte. Un diaporama avec en off une lecture du bouquin, était-ce nécessaire? Pas plus qu’une conversation avec un type qui te parle de sa mère — Quant à l’optimisme final "prends des cours de tango, ça va illuminer ta vie" on se fout ouvertement de ma gueule, là)

Remarque, c’est pas que je tente rien en ce sens, ne serait-ce que parce qu’il y a pas grand-chose d’autre à foutre par ici. Mais même l’idée d’avoir perdu mon temps à draguer une plombe pour rien, ça ne parvient pas à me donner envie de conclure. « Conclure », c’est pas adéquat comme formule, d’ailleurs ; la conclusion ç’aurait été le lendemain matin, contemplant un proc’ alcoolisé qui eût pu être mien pendant quelques heures, bof, non, j’ai préféré retourner me noyer dans la foule des invités. À choisir je me suis plus marrée à draguer un curé de 70 balais, ce qui a fait rire du monde. N’empêche, c’était bien le premier mec à me faire pleurer pour autre chose que des conneries depuis bien longtemps, loués soient les témoins des génocides et Amen.

D’ailleurs, j’en ai ramené un, de mec, chez moi, c’est pas comme si c’était compliqué à trouver. Haha! Tellement ivre que c’est limite si j’ai pas dû le porter jusque dans un lit (pas le mien, donc), et c’est aussi bien. Celui que j’y aurais bien accueilli dans le mien, il est resté au volant, évidemment, jamais rien ne se goupille parfaitement. Un vraiment bousillé comme il faut, genre personnage de Tex Avery qui se sera ramassé un coup de boulet dans les tripes et continue imperturbable à avancer, avec un trou bien net en travers du corps. S’il est mort, c’est secondaire et le spectacle continue. On roulait dans la nuit arushienne, je le contemplais résister à peine à la somnolence au volant, conduire à 5 km/heure et tout allait donc très lentement, sinon la greluche qui babillait à l’arrière et me pourrissait l’ambiance, et j’aurais bien aimé qu’on roule comme ça jusqu’à la fin des temps (sans la perruche), et qu’on oublie pour de bon la justice et les pauvres qui balancent des grenades sur des hommes et des femmes et des enfants dans l’espoir de parvenir, dans le résidu fumant, à récupérer une casserole (je crois que plus jamais je regarderai une casserole de la même manière).

Mais sérieusement, même ça, hein, même ivre j’arrive plus à vraiment le désirer sérieusement, complainte d’esthète, gnagnagna, pathétique.

Bref. Non, tout ça pour dire que l’urgence, c’est pas une bite. Mais merci quand même.

mardi 11 septembre 2007

lundi 10 septembre 2007

Katika nyumba nzuri (J’ai une jolie maison)


Pour les foules qui s’inquiétaient de mon inactivité bloggienne, rassurez-vous, à cette heure, Mzungu Doll est toujours de ce monde. Fatiguée mais vivante.

J’ai ENFIN une jolie maison (passons sur le crépi diarrhéique, certes discutable), mais y’a encore du boulot (maintenant que j’ai enlevé des murs les superbes chromos qui les ornaient) avec une maid trois jours par semaine, un gardien de nuit (le petit cabanon en bois au milieu des bougainvillées, à gauche du portail, c’est sa loge) et un kingsize bed avec salle d’eau en suite (le minimum), même si selon les standards onusiens, c’est cheap (pour ceux qui jugeraient que le cabanon en bois du gardien, c’est limite, permettez-moi de citer la propriétaire d’une maison que j’ai visitée, où rien n’était prévu pour abriter le gardien et à laquelle j’en faisais la remarque : « Oh, tu PEUX lui mettre une chaise sur la terrasse. Mais si c’est trop confortable, ils dorment. »).

Je suis submergée d’appels de stagiaires en quête de chambres (j’en ai deux libres), en particulier des américaines blondes et hystériques (je redonde doublement) du genre à pépier dans les aigus à longueur de journée, de soirée, et de nuit « It was amaaaaaazing ! You know ? », auxquelles je conseille le plus aimablement possible de continuer à chercher et que, si elles trouvent rien, on verra....

Passons. Je n’ai pas beaucoup de nouvelles édifiantes. Arusha se développe, ce qui signifie (tiens, y’a un lézard qui grimpe sur le mur du salon ! Dommage que Dark Mutter soit pas dans le coin, on pourrait rigoler un peu ! J’ai rencontré une nana du tribunal dont la maison est pleine de serpents – venimeux, svp – et ça la fait marrer d’en trouver dans les armoires, ou de manquer s’asseoir dessus...), ce qui signifie, donc, que les panneaux publicitaires se multiplient le long des routes (le panneau publicitaire, un vrai marqueur de développement. JC Decaux devrait investir ici), et qu’il y a de plus en plus de voitures pour former le bouchon quotidien encombrant l’unique rue asphaltée traversant la ville (à part quelques Peugeot des années 50 et deux Coccinelles antédiluviennes, strictement coréennes).

Côté sécurité, la grande parano blanche continue (sinon on s’ennuierait). Depuis 15 jours, j’ai noté :
- Un cambriolage doublé du viol de l’occupante de la maison devant son mari et ses enfants en bas âge.
- L’empoisonnement d’un micheton par une prostituée pour lui piquer son portefeuille (il est mort).
- diverses relectures du triple viol du Massaï Camp (ici, c’est ambiance Variations Goldberg de la rumeur), qui en fait ne se serait pas produit dans le club, les jeunes personnes en question s’étant fait enlever alors qu’elles remontaient à pied une rue de Njiro vers 10 heures du soir (aussi, pardon mais faut être très très conne). Sinon, le Massaï Camp, moi je me suis contentée d’y vomir, c’était bien.
- Mon avocat préféré qui s’est fait attaquer sa maison (ça tombe bien, il habite à 50 m de chez moi...).

A part ça, je sais pas comment expliquer à mon askari que s’il continue à en écraser la nuit au lieu de veiller sur mon sommeil, je vais me trouver dans l’obligation de le remplacer ; c’est le drame.

lundi 27 août 2007

Enfin vu

Fin de règne (paranoïa du principe de réalité)

Quelque chose avait changé : j’ai cru ne plus avoir peur (une crise d’ubris aussi violente que de courte durée).

La preuve, je venais, toute seule, de faire mes courses au Central Market, une grande halle couverte dont les travées étroites sont encombrées de fruits, de légumes et de mamas écoulant leur prod en direct et t’estimant les poids à vue de nez. On y trouve peu de Blancs et des trucs incroyables (des graines de baobab, des bottes de verdure dont j’ai pas réussi à comprendre si c’était plutôt une variation sur le cresson ou sur l’épinard – après enquête, mchicha, c’est une sorte d’épinard sauvage un peu amer, j’aime bien –, des fruits de la passion, du gingembre frais). Pas une fois je n’avais osé y mettre les pieds l’an dernier. Faut dire, chaque fois que je passais à proximité, Mzungu Dollar s’en prenait plein les gencives (Hey, Mzungu !) et transpirait direct à grosses gouttes.

Dilemme immobilier
Je ressors donc, samedi après-midi, plutôt contente de moi et du Central Market où personne ne m’a pris la tête ni trop traitée de mzungu, et je remonte à petites foulées Uhuru Road jusqu’au Shoprite (pour ceux ayant raté les précédents épisodes : la Mecque commerciale ultra-sécurisée pour expatriés et touristes) mes petites emplettes à bout de bras. Alors enfin, je me permets un vrai truc de Mzungu Dollar et m’enfile une double glace à la pistache dans une des échoppes dudit Shoprite. On n’est pas parfaite et c’est regrettable.

Le nez dans ma coupe, je songe à la « petite » maison que j’ai visitée le matin même dans les collines. 3 pièces, une terrasse, un jardin, et tout autour, que des huttes dans la bananeraie, des caféiers, des poules, quelques vaches, des petits Massaïs qui trébuchent en rigolant autour des fossés et zéro circulation (chemin de terre, nids de poule de 80 cm de profondeur et une pente de 20 % sur presque deux kilomètres, c’est dissuasif). Le seul défaut de la maison, je songe rétrospectivement, c’est qu’elle est en contrebas du chemin et pas au-dessus. Intégralement visible, donc, des passants. Ce qui risque de faire de ma vie un Mzungu Dollar Show quotidien pour la collectivité locale. Je pourrais rapidement m’en lasser.

Comme par enchantement, la conversation des Blancs à la table voisine concerne le bien-être des Blancs arushiens, et plus particulièrement de la sous-espèce estampillée UN, et plus précisément encore, de la sécurisation de leurs augustes homes. Cambriolages, attaques à main armées, viols. Le tribunal ferme fin 2008, ça pique à vif le local qui se dit profitons-en avant que ça passe, seize the day and the money. Hausse des prix, arnaques, high-jacking. Ca devient comme Nairobi, moi, ici, je ne roule plus que toutes vitres fermées. Ils te suivent, ils t’observent, ils trouvent la faille et puis...

Ca faisait longtemps.

Jours tranquilles à Njiro
Comme ça, pour me marrer, j’évoque ma maison potentielle dans la bananeraie. Consternation. Actuellement, le seul endroit « vivable » pour un Blanc c’est le PPF Njiro. D’ailleurs « c’est statistique », à Njiro, « il ne se passe rien ». Le PPF avec ses barrières, ses barbelés, son périmètre sécurisé, ses gardes armés, ses résidences ambiance Sun city, afin de protéger le mec qui me pontifie plein la conscience que je risque le pire, que c’est pas de la paranoïa, que c’est de l’inconscience pure et simple à n’importe quelle heure du jour de remonter à pied Uhuru Road, surtout que c’est pas difficile de trouver un taxi, quand même, que j’ai les moyens vu où je bosse (comme si c’était le problème).

Pour clôre la conversation sur un thème plus heureux, le même nous vante les mérites du home cinema avec projecteur qu’il a installé chez lui ainsi que les vertus d’un gadget indispensable à 130 dollars seulement, acheté le jour même et déballé pour notre érudition personnelle. (Je n’y vois qu’une télécommande toute moche, mais bon, moi et le high tech...)

Bravo, les mecs, continuez comme ça. Lovez-vous bien détendus dans l’air-con de vos bunkers palaces et astiquez-vous le Dolby surround en canapé parce que les rues ne sont pas sûres. Les yeux dans votre bonheur à 15 000 dollars, demandez-vous encore Mais c’est donc quoi le problème de ces salauds de Tanzaniens qui sont tellement envieux ? Ca devient dur de vivre dans des zones non sécurisées. Han. Ils nous pourrissent la vie, les locaux (faudrait les expulser, tiens !). Et ça ne se passerait pas comme ça en Europe, c’est sûr.

C’est sûr aussi qu’en Europe, vous pourriez pas y jouer à si peu de frais les milliardaires et que le public serait sans doute moins nombreux et moins attentif à vos faits et gestes, parce qu’en Europe vos standards existentiels, loin de passer pour sublimes, seraient classés à la lettre B comme beauf trop bien payé, sous-catégorie villa Kaufman & Broad à Marne-la-Vallée.

Reclaim the streets
Je quitte le Shoprite en colère et en taxi même si j’aurais préféré marcher ; mes sacs pèsent trop lourd.

La trouille blanche (maladie subtropicale hyper contagieuse) ne m’empêchera pas de remonter Uhuru Road à pied si je veux. Et il m’attend certainement, le sale type qui va finir par me repérer et m’assommer et m’arracher mon sac, ok. Avec un peu de chance, il ne me violera pas, ni ne me tuera. (Dans l’éventualité contraire, eh bien, faites graver sur ma pierre tombale l’épitaphe suivante : « Obstinée, Mzungu Doll refusa les taxis. » – alexandrin, svp) Je me souviens de la seule fois où on m’a tabassée dans la rue. C’était à la sortie des bureaux dans un pays européen très civilisé. Et pas un seul de mes bons frères Blancs qui observaient la scène en demi-cercle n’a bougé le petit doigt. Pour pas froisser leurs tenues d’employés modèles, sans doute. Le lendemain, j’avais des bleus sur le ventre, une poignée de cheveux en moins mais pas les moyens de faire autrement que marcher dans la rue. Et la simple hypothèse qu’un Tanzanien puisse me refaire le portrait, ça devrait beaucoup plus altérer mon existence (parce que, OUI, prendre des taxis plutôt que marcher dans la rue, ça altère mon existence, et même, je ne vois pas comment mieux le dire : ça m’emmerde profondément) ? Est-ce qu’on peut m’expliquer, bordel, parce que je suis stupide et que je ne comprends pas : en quoi est-ce beaucoup plus grave, de me faire tabasser par un délinquant africain plutôt que par une bande d’ados irlandaises visiblement défoncées au crack ?

N. B. : vendredi soir, un jour avant d’avoir écrit ces lignes, une voiture pleine de jeunes (blancs au moins pour une part, sinon, on en parlerait certainement pas) était arrêtée quelques mètres après la sortie du Massaï Camp (une boite d’Arusha). Les mecs priés de descendre de la voiture, et les trois nanas qui s’y trouvaient, embarquées et violées. Ambiance.