lundi 27 août 2007

Enfin vu

Fin de règne (paranoïa du principe de réalité)

Quelque chose avait changé : j’ai cru ne plus avoir peur (une crise d’ubris aussi violente que de courte durée).

La preuve, je venais, toute seule, de faire mes courses au Central Market, une grande halle couverte dont les travées étroites sont encombrées de fruits, de légumes et de mamas écoulant leur prod en direct et t’estimant les poids à vue de nez. On y trouve peu de Blancs et des trucs incroyables (des graines de baobab, des bottes de verdure dont j’ai pas réussi à comprendre si c’était plutôt une variation sur le cresson ou sur l’épinard – après enquête, mchicha, c’est une sorte d’épinard sauvage un peu amer, j’aime bien –, des fruits de la passion, du gingembre frais). Pas une fois je n’avais osé y mettre les pieds l’an dernier. Faut dire, chaque fois que je passais à proximité, Mzungu Dollar s’en prenait plein les gencives (Hey, Mzungu !) et transpirait direct à grosses gouttes.

Dilemme immobilier
Je ressors donc, samedi après-midi, plutôt contente de moi et du Central Market où personne ne m’a pris la tête ni trop traitée de mzungu, et je remonte à petites foulées Uhuru Road jusqu’au Shoprite (pour ceux ayant raté les précédents épisodes : la Mecque commerciale ultra-sécurisée pour expatriés et touristes) mes petites emplettes à bout de bras. Alors enfin, je me permets un vrai truc de Mzungu Dollar et m’enfile une double glace à la pistache dans une des échoppes dudit Shoprite. On n’est pas parfaite et c’est regrettable.

Le nez dans ma coupe, je songe à la « petite » maison que j’ai visitée le matin même dans les collines. 3 pièces, une terrasse, un jardin, et tout autour, que des huttes dans la bananeraie, des caféiers, des poules, quelques vaches, des petits Massaïs qui trébuchent en rigolant autour des fossés et zéro circulation (chemin de terre, nids de poule de 80 cm de profondeur et une pente de 20 % sur presque deux kilomètres, c’est dissuasif). Le seul défaut de la maison, je songe rétrospectivement, c’est qu’elle est en contrebas du chemin et pas au-dessus. Intégralement visible, donc, des passants. Ce qui risque de faire de ma vie un Mzungu Dollar Show quotidien pour la collectivité locale. Je pourrais rapidement m’en lasser.

Comme par enchantement, la conversation des Blancs à la table voisine concerne le bien-être des Blancs arushiens, et plus particulièrement de la sous-espèce estampillée UN, et plus précisément encore, de la sécurisation de leurs augustes homes. Cambriolages, attaques à main armées, viols. Le tribunal ferme fin 2008, ça pique à vif le local qui se dit profitons-en avant que ça passe, seize the day and the money. Hausse des prix, arnaques, high-jacking. Ca devient comme Nairobi, moi, ici, je ne roule plus que toutes vitres fermées. Ils te suivent, ils t’observent, ils trouvent la faille et puis...

Ca faisait longtemps.

Jours tranquilles à Njiro
Comme ça, pour me marrer, j’évoque ma maison potentielle dans la bananeraie. Consternation. Actuellement, le seul endroit « vivable » pour un Blanc c’est le PPF Njiro. D’ailleurs « c’est statistique », à Njiro, « il ne se passe rien ». Le PPF avec ses barrières, ses barbelés, son périmètre sécurisé, ses gardes armés, ses résidences ambiance Sun city, afin de protéger le mec qui me pontifie plein la conscience que je risque le pire, que c’est pas de la paranoïa, que c’est de l’inconscience pure et simple à n’importe quelle heure du jour de remonter à pied Uhuru Road, surtout que c’est pas difficile de trouver un taxi, quand même, que j’ai les moyens vu où je bosse (comme si c’était le problème).

Pour clôre la conversation sur un thème plus heureux, le même nous vante les mérites du home cinema avec projecteur qu’il a installé chez lui ainsi que les vertus d’un gadget indispensable à 130 dollars seulement, acheté le jour même et déballé pour notre érudition personnelle. (Je n’y vois qu’une télécommande toute moche, mais bon, moi et le high tech...)

Bravo, les mecs, continuez comme ça. Lovez-vous bien détendus dans l’air-con de vos bunkers palaces et astiquez-vous le Dolby surround en canapé parce que les rues ne sont pas sûres. Les yeux dans votre bonheur à 15 000 dollars, demandez-vous encore Mais c’est donc quoi le problème de ces salauds de Tanzaniens qui sont tellement envieux ? Ca devient dur de vivre dans des zones non sécurisées. Han. Ils nous pourrissent la vie, les locaux (faudrait les expulser, tiens !). Et ça ne se passerait pas comme ça en Europe, c’est sûr.

C’est sûr aussi qu’en Europe, vous pourriez pas y jouer à si peu de frais les milliardaires et que le public serait sans doute moins nombreux et moins attentif à vos faits et gestes, parce qu’en Europe vos standards existentiels, loin de passer pour sublimes, seraient classés à la lettre B comme beauf trop bien payé, sous-catégorie villa Kaufman & Broad à Marne-la-Vallée.

Reclaim the streets
Je quitte le Shoprite en colère et en taxi même si j’aurais préféré marcher ; mes sacs pèsent trop lourd.

La trouille blanche (maladie subtropicale hyper contagieuse) ne m’empêchera pas de remonter Uhuru Road à pied si je veux. Et il m’attend certainement, le sale type qui va finir par me repérer et m’assommer et m’arracher mon sac, ok. Avec un peu de chance, il ne me violera pas, ni ne me tuera. (Dans l’éventualité contraire, eh bien, faites graver sur ma pierre tombale l’épitaphe suivante : « Obstinée, Mzungu Doll refusa les taxis. » – alexandrin, svp) Je me souviens de la seule fois où on m’a tabassée dans la rue. C’était à la sortie des bureaux dans un pays européen très civilisé. Et pas un seul de mes bons frères Blancs qui observaient la scène en demi-cercle n’a bougé le petit doigt. Pour pas froisser leurs tenues d’employés modèles, sans doute. Le lendemain, j’avais des bleus sur le ventre, une poignée de cheveux en moins mais pas les moyens de faire autrement que marcher dans la rue. Et la simple hypothèse qu’un Tanzanien puisse me refaire le portrait, ça devrait beaucoup plus altérer mon existence (parce que, OUI, prendre des taxis plutôt que marcher dans la rue, ça altère mon existence, et même, je ne vois pas comment mieux le dire : ça m’emmerde profondément) ? Est-ce qu’on peut m’expliquer, bordel, parce que je suis stupide et que je ne comprends pas : en quoi est-ce beaucoup plus grave, de me faire tabasser par un délinquant africain plutôt que par une bande d’ados irlandaises visiblement défoncées au crack ?

N. B. : vendredi soir, un jour avant d’avoir écrit ces lignes, une voiture pleine de jeunes (blancs au moins pour une part, sinon, on en parlerait certainement pas) était arrêtée quelques mètres après la sortie du Massaï Camp (une boite d’Arusha). Les mecs priés de descendre de la voiture, et les trois nanas qui s’y trouvaient, embarquées et violées. Ambiance.