jeudi 25 octobre 2007

Genocide junkie

Je pourrais vous raconter des anecdotes tanzaniennes bien comiques ; je ne suis pas si totalement indifférente à mon environnement que ce blog se plaît à le laisser croire depuis quelques semaines.

Je parle avec du monde, j’apprends le swahili, je lis les journaux locaux.

Vous raconter l’installation du premier feu de signalisation d’Arusha, par exemple, à cent mètres de chez moi, qui déplace des foules fascinées autant par ce jamais-vu de débauche high-tech que par le chaos meurtrier qu’il génère (essayez de peindre une signalisation au sol sur une piste de poussière ; et pourquoi, parfois, tous les feux sont-ils verts en même temps ?). À vrai dire, si je m’en amuse au passage, et si même, de manière générale, tout me laisse imaginer que j’ai de bonnes raisons de me sentir heureuse, je n’ai jamais la tête complètement à ça. Je n’arriverai même pas à vous parler de mon week-end à Zanzibar, délicieux et futile, mais inaccessible à mes doigts. Curieusement ou peut-être simplement parce qu’ayant enfin dépassé les difficultés techniques de mon travail (ce qui ne fut jamais le cas l’an dernier), les torrents de merde que les casques déversent dans mes oreilles s’incrustent maléfiques dans des parties de mon cerveau qui, avant, ne s’étaient nullement senties concernées.

Il doit y avoir ça : un coin qui processe indifférent le data, le sectionne en propositions grammaticales entre lesquelles insérer les mentions adéquates, comme au théâtre (Conciliabule entre les juges) (Admission de la pièce à conviction) (Pas de réponse du témoin) (Le témoin pleure) (Suspension de l’audience). Rideau. Jusqu’ici, le témoin pleurait, c’était pas grand-chose, 14 lettres séparées par trois espaces, du signe pur ; je n’avais pas le temps de lever les yeux du clavier pour regarder le box, en face de moi. Ils n’avaient pas de tête, pas de bras ni de jambes, vous saisissez, et d’autant que je n’étais pas partie prenante, ni procureur ni juge ni défense. Rien ne m’obligeait à croire, encore moins à comprendre, encore moins à verser ma propre larme non pasteurisée quand ce à quoi on te paie, fillette, c’est javéliser le discours et rien d’autre.

Aujourd’hui, la merde s’empile ailleurs dans ma tête, dans la partie qui la nuit rêve, dans des réseaux pratiquant la rétention d’horreur, dans l’organe qui s’affole de ne savoir qu’en faire. Le problème, ce n’est pas si j’aime ou si je n’aime pas, mais que ça fasse effet : I’ve become a genocide junkie. Plus j’entends et plus j’écoute et plus je lis, moins je comprends. Et plus je lis et plus j’écoute, et plus j’en rêve et plus j’en demande. Ce n’est pas mon intelligence que le récit sollicite, mais quelque chose de plus basique, ordre primaire grouillant, planqué dans un trou infini où aucun raisonnement ne parvient à poser un simulacre de plancher pour me calmer le vertige. Et pardon, encore une fois, de parler de moi, moi, moi, et de vous pondre de la grande phrase avec trop d’adjectifs.

Dans le nu de la vie (d’Hatzfeld, p. 106 de l’édition de poche, à lire entre autres pour ébaucher une compréhension de ce dont je parle, et puis en rajouter une couche, relisez Si c’est un homme ; ensuite, se foutre ouvertement de la gueule de Voltaire, des bienfaits de la culture, de toutes ces putasseries morales illuminées pour clebs diplômés, et de la fin des génocides, aussi, c’est sûr c’est le dernier, on l’a bien cerné ce coup-ci le problème, plus jamais ça, lalala lala la), un rescapé tutsi dit ceci : « Le génocide n’est pas vraiment affaire de misère ou d’un manque d’instruction, et je m’en explique. Je suis enseignant, donc je pense que l’instruction est nécessaire pour nous éclairer sur le monde. Mais elle ne rend pas l’homme meilleur, elle le rend plus efficace. » En l’occurrence, semble-t-il, quand vient l’heure – pour des raisons que les parties s’efforceront, à charge ou à décharge, d’expliquer – de crever ton collègue, d’émasculer ton ami d’enfance, d’ouvrir le ventre de huit mois de ta voisine, d’assassiner ta femme, de distribuer, quand tu es préfet, des machettes à tes administrés et leur intimer l’ordre de tuer, ou encore de bousiller des bonnes sœurs si tu es curé, le ratio instruction/cruauté apparaît très peu significatif. Et moi, moi, moi n’importe qui, avec dix ans de fac et des humanités à ne savoir qu’en foutre, efficace à la tâche, qu’y a-t-il tout au fond de moi ?

Un condensé illustratif pour déblayer le terrain. Pendant les 100 jours, de 9 heures à 17 heures, entre avril et juillet 1994, durant lesquels furent assassinés environ 800 000 Tutsis rwandais (je vous laisse le soin de calculer l’abattage horaire, dans le timbre-poste qu’est ce pays), œuvraient principalement au massacre les éléments d’une milice hutue de furieux, les Interahamwe, et l’ensemble, à de trop rares exceptions près, de la population hutue, poussée par les premiers (on va passer sur l’armée, le gouvernement, les complots, la passivité superbe de la communauté internationale...). Donc, du jour au lendemain, parce que la guérilla tutsie basée en Ouganda et au Burundi voisins est tenue responsable de la mort du président de la république rwandais (avion abattu le 6 avril 1994, par des Hutus extrémistes ou par le FPR de Kagame, demandez à Brughière, à vrai dire, ça ne change rien au résultat), une partie de la population s’est mise à tuer l’autre, méthodiquement. Méthodiquement, mais sans l’infrastructure industrielle et bureaucratique nazie, cette taylorisation anonyme du principe de responsabilité qui permet de rationaliser le processus d’extermination des Juifs (j’exécutais un ordre, et cette foule entassée dans des trains puis dans des fours, ces gens que je ne connaissais pas, si l’ordre les avait amenés là, il y avait forcément une raison, ils devaient bien être coupables de quelque chose, ce n’était pas à moi d’en décider, cqfd). Non, la méthode, là, consiste, pour des paysans, des instituteurs, des curés, des épiciers..., à se lever, pendant une centaine de jours, tous les matins, et à partir la fleur à la machette à l’assaut des marais et des collines environnants où se planquent ceux qui doivent crever, qui quelques jours plus tôt étaient tes voisins, tes amis, tes collègues de travail, tes amantes, ton épicier, ton curé. Les débusquer, les égorger, rentrer au village en fin d’après-midi, rendre compte du tableau de chasse. Recommencer le lendemain, le surlendemain, inlassablement. Ne plus aller au travail ; « aller travailler », au Rwanda, pendant ces 100 jours, c’est devenu synonyme, dans la bouche des gens, d’aller tuer.

Les rancœurs historiques, le rôle de la guérilla tutsie, ok, d’accord, évidemment. La pression sociale aussi (si je ne le faisais pas, c’est moi qu’on allait exécuter), ok. Mais ça ne suffit pas, putain, ça ne suffit absolument pas à expliquer qu’une population dans son ensemble, chaque individu ait accepté cet acharnement, cette boucherie à l’unité, les yeux grands ouverts et les mains pleines de sang, totalement imbécile. Imbécile surtout, et je voudrais ne pas utiliser le mot inhumain parce qu’aussi impuissant que galvaudé. à bien y regarder, à bien tenter, autant que faire se peut, de ressentir à défaut de comprendre ce que ça implique, partir chasser, découper l’autre. D’aller tous les jours saigner l’autre, que tu connais, l’autre intime et familier, cette anesthésie générale de toute « conscience » ou quel que soit le mot approprié que je ne connais pas. Je ne parle pas d’une foule de lumpenprolétaires ivres ; je parle de gens chiants et normaux assassinant d’autres gens chiants et normaux. Je parle de moi, pourquoi pas ?

Bon. On en entend certains murmurer, l’air mi-honteusement entendu : Oui, hein, cette sauvagerie, mais quoi, c’est l’Afrique, hein ; hein quoi ? Ce que me susurre dans un frisson insidieux mon génocide, c’est que tout chien de salon germano-pratin pourrait pareil, un matin, tuer de sang-froid et pour rien. Et aussi, c’est là un autre aspect, d’autant plus tragique qu’il est incontrôlable, il oubliera, il déformera, occultera ; qu’il n’est de mémoire exacte ni pour le bourreau, ni pour la victime, et que dès lors tout dialogue esquissé sera anéanti par une double surdité. Surdité de la mémoire fragile des hommes.

Alors, pour ravauder et rédimer cela, de nobles juristes. En robe et en procédure. Avec des certitudes logiques taillées dans le marbre documentaire. Témoin, vos propos devant la Cour contredisent cette déclaration antérieure... Et les témoins s’empêtrent, mentent peut-être, disent Vous comprenez j’ai fait confiance j’ai signé, et peut-être disent-ils vrai ; puisqu’il est parfaitement possible que le désir de la part d’un enquêteur d’entendre tel nom l’ait poussé, même pas forcément sciemment, à altérer sa prise de notes, qui sait ? Tout comme ce témoin ment, sans doute. Tout comme il est possible que de bonne foi, la mémoire ait changé ; car il ne s’agit plus tant de faits que de souvenirs. De SOUVENIRS – et quels souvenirs, bordel. De ces bribes altérées, machins inexacts qu’on se fabrique tous à la pelle pour endosser notre survie. Vous voyez ce que j’essaie de dire ? En faire de la preuve, bonne ou mauvaise foi, mémoire de bourreau ou de victime, dans ces conditions, ce n’est pas comme si la justice faisait l’effet d’une attelle sur une jambe de bois, c’est qu’à part mettre des coupables indéniablement très coupables à l’ombre, elle ne soigne pas la jambe en putréfaction, la jambe charnue, la mémoire viande pourrie de plein de bourreaux et de plein de victimes dans le box et ailleurs ; que cette mémoire plaie vive, aucun tribunal aussi ambitieux fût-il ne pourrait la figer justement. Eh bien, d’accord, soyons pragmatiques, la figer c’est déjà pas mal, ta gueule, ma fille, t’es pas juriste. Mais face à Mnemosyne évanescente dans la salle d’audience, la rigueur des lois me paraît soudain opératoire comme un couteau fendant l’air. Et cette plasticité magique et déplorable de la mémoire du crime, c’est moi qu’elle vient coller, me plastiquer le cortex, y exploser des attentats à toute pudeur de l’intelligence des choses.

J’ai beau, comme je disais, être en dehors de ça, plutôt heureuse (si, si), serpente en moi poison une fascination pour les limites brutales et abjectes posées là, de l’homme et de l’intelligible. Et sans que cela me coûte, la drogue me coule dans l’oreille ; de 9 heures à 17 heures, inlassable, efficace, je vais travailler.

*On m’a proposé de rester un an, je n’ai pas hésité.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

sans commentaire

DLA a dit…

Moi de retour dans le Monde. Comme une naissance heureuse. Merci.

Anonyme a dit…

joyeux noël ma grande
bisous